Avec la culture, l’éducation est devenu un « front »121 de la guerre culturelle menée par le président Jair Bolsonaro. Durant sa campagne électorale, il avait déjà promis de « dégauchiser » l’enseignement au Brésil122. S’inscrivant dans les pas de Michel Temer (2016-2018), son gouvernement n’a jamais cessé depuis d’attaquer les enseignant·e·s, d’entraver les libertés académiques et de démanteler l’éducation publique déjà exsangue. Sa série de mesures anti-éducatives d’inspiration néolibérale et réactionnaire, ajoutée à l’impact de sa gestion catastrophique de la pandémie, a mis en danger l’avenir de près de 50 millions de jeunes brésilien·ne·s, de l’école primaire à l’université123. 
 
 Idéologiquement proches de l’autoproclamé « philosophe » d’extrême droite Olavo de Carvalho et du mouvement ultraconservateur Escola sem Partido (École sans Parti), le chef de l’État et ses cinq ministres de l’Éducation successifs se sont donc distingués par leur volonté de mettre à mal l’éducation publique, laïque et inclusive, voiredela124«criminaliser»125.Duthéologien catholique Ricardo Vélez Rodriguez au pasteur évangélique Milton Ribeiro en passant par le fervent anticommuniste Abraham Weintraub, tous ont été à l’origine de déclarations et de propositions controversées : tentative de révision des manuels scolaires d’histoire afin qu’ils soient plus favorables à la dictature militaire (1964-1985)126 ; volonté de réserver les universités à une « élite intellectuelle »127 et de les « purger » du « marxisme culturel »128 ; imposition de filtres idéologiques aux questions de l’Examen National de l’Enseignement Moyen (ENEM)129 ; révocation des quotas raciaux pour les entrées en master et en doctorat130 ; projet d’ouverture de 216 écoles « civico-militaires » à l’horizon 2023(131)… 
                                                
Sous le gouvernement Bolsonaro, l’éducation a été le secteur le plus touché par l’asphyxie budgétaire132 : en 2019, la moitié des crédits alloués à la recherche ont été gelés133. En 2021, un autre gel de 5 milliards de reais (environ 780 mille euros) a impacté le ministère de l’Éducation134, malgré la nécessité d’investissements en période de pandémie. Enfin, les universités fédérales ont souffert la même année d’une réduction de plus d’un milliard de reais dans leur budget annuel – soit une diminution de 20 % par rapport à 2020(135). Ces restrictions budgétaires excessives ont menacé non seulement l’entretien des campus et l’achat de matériel pédagogique, mais aussi le montant des aides financières allouées aux étudiant·e·s. Ainsi, 11811 bourses d’étude sont connu une réduction significative huit mois après l’arrivée de Bolsonaro 136 au pouvoir137. Il est officiellement le président qui a le moins investi dans l’éducation depuis les années 2000(138). 
                                        
Au-delà d’alerter sur les dangers d’une telle politique de paralysie budgétaire, la dernière enquête du Global Public Policy Institute (GPPI) pointe une volonté de mise au pas de la recherche comme une série d’entraves à l’autonomie académique139. Depuis 2019, Bolsonaro a en effet désigné dix-huit nouveaux recteurs d’universités idéologiquement alignés sur ses idées140. Le GPPI rappelle que dix- huit universitaires brésilien·ne·s ont été forcé·e·s à l’auto-exil à l’étranger, dont la chercheuse en sciences sociales Débora Diniz. Une ordonnance du ministère de l’Éducation datant de décembre 2019 limite considérablement la mobilité des enseignant·e·s-chercheur·euse·s brésilien·ne·s à l ́étranger141. 
                                
La pandémie de la Covid-19 a enfin révélé le cruel désinvestissement du gouvernement Bolsonaro en matière d’éducation et le sous-équipement des établissements scolaires, tout en creusant des inégalités sociales, économiques et géographiques déjà criantes. L’impact de la crise sanitaire sur la scolarité de 48 millions de jeunes brésilien·ne·s sera difficilement réversible : quatre ans de retard dans l’apprentissage ont été cumulés (la moitié des enfants de six à sept ans ne savaient toujours pas lire ni écrire en 2021)142, un million d’élèves se sont retrouvé·e·s dans l’impossibilité de suivre les cours (faute de matériel informatique adapté ou d’une connexion wifi stable)143, beaucoup ont connu une détérioration de leur santé mentale et/ou ont vu leurs conditions de vie se dégrader. On estime, en 2020, à 4 millions le nombre d’enfants, d’adolescent·e·s et de jeunes adultes ayant décroché de leurs études, principalement pour des raisons financières144. 
                                                
Malgré ce sombre tableau, les luttes pour l’éducation ont contraint le parlement à inscrire dans la Constitution le Fonds de Maintien et de Développement de l’Éducation de Base (FUNDEB), permettant un financement aussi pérenne qu’assuré du système éducatif brésilien, des crèches aux lycées145. 

Exemple de résistance : LE « TSUNAMI POUR L’ÉDUCATION » DU 15 MAI 2019

 

Quatre mois à peine après l’investiture de Jair Bolsonaro, une marée humaine a déferlé dans plus de 200 villes des vingt-sept États de la Fédération. À l’appel de l’Union Nationale des Étudiants (UNE), de l’Union Brésilienne des Élèves du Secondaire (UBES) et de divers syndicats de travailleur·euse·s, enseignant·e·s, élèves, étudiant·e·s ou simples citoyen·ne·s attaché·e·s à une éducation publique de qualité ont battu le pavé le 15 mai 2019 afin de dénoncer les drastiques coupures budgétaires prévues par le gouvernement. Ce « tsunami pour l’éducation » s’est accompagné d’une grève d’un jour du corps enseignant dans les universités fédérales et les écoles de tout le pays. 
                                                
En déplacement aux États-Unis, le président Bolsonaro a réagi, sur fond de complotisme, en insultant le million et demi de manifestant·e·s : « Ce sont des militants. Ils n’ont rien dans la tête […]. Ils ne savent rien. Ce sont des idiots utiles, des imbéciles qui sont utilisés comme une masse de manœuvre par une minorité experte qui compose le noyau de beaucoup d’universités fédérales du Brésil 146 ». 
                                        
Devant les journalistes, Bolsonaro a également affirmé qu’il « n’existait pas de coupures », que l’éducation « laissait à désirer » dans son pays et a pointé du doigt la gestion des gouvernements du Parti des Travailleurs (PT) en la matière — qui sont pourtant ceux qui ont le plus investi dans ce domaine depuis la démocratisation du Brésil en 1985(147). 
                                                
Les déclarations polémiques d’Abraham Weintraub, alors ministre de l’Éducation, étaient également dans tous les esprits. Quelques semaines plus tôt, celui-ci avait en effet promis de « purger » les campus brésiliens du « marxisme culturel » et avait déclaré que « les universités qui, au lieu de chercher à améliorer leur performance académique, continueraient à foutre le bordel, verront leurs budgets réduits148 ». Des mois plus tard, il a de nouveau défrayé la chronique en affirmant qu’il y aurait au sein des campus universitaires des « plantations extensives de cannabis » et que les laboratoires des facultés de chimie servaient à « développer des drogues synthétiques149 ». 
                                                
Aux quatre coins du pays, dans les grandes comme dans les petites villes, les manifestant·e·s ont brandi pancartes et banderoles sur lesquelles étaient inscrits : « Plus de livres, moins d’armes », « Lutte comme une professeure », « Qui fout le bordel est le gouvernement », « L’éducation n’est pas une dépense mais un investissement » ou encore « Bolsonaro, sans science il n’y a pas de viagra »150… Certaines rendaient également hommage à Marielle Franco.

 


Les chiffres :
 
3,45 milliards de Reias ont été investis dans l’éducation en 2022, contre près de 20 milliards en 2015 sous le gouvernement de Dilma Rousseff 

Citation

« Au Brésil, l’effet sur le long terme de la Covid-19 affectera l’éducation. Une génération entière restera profondément marquée par la pandémie et le Brésil devra multiplier les actions afin de surmonter les pertes de l’apprentissage. Ceci doit être une priorité pour le pays. » 
                                        
Denis Mizne, directeur exécutif de la Fondation Lemann136. 

 

Notes :

121. PIRES, Breiller. « Education : le premier “front” de la guerre culturelle du gouvernement Bolsonaro » [en ligne], El Pais Brasil, 05/11/2018. 
                                                
122. ALESSI, Gil. « Le plan de Bolsonaro pour “dégauchiser” l’éducation va au-delà de l’École sans parti » [en ligne], El País Brasil, 23/05/2019. 
                                        
123. Instituto Brasileiro de Estudos e Pesquisas Educacionais Anísio Teixeira (INEP) « Censo da Educação Superior 2020 » [PDF en ligne], février 2022 et Instituto Nacional de Estudos e Pesquisas Educacionais Anísio Teixeira (INEP). « Censo da Educação Básica 2021 : notas estatísticas » [PDF en ligne], janvier 2022. 
                                        
124. CAFARDO, Renata, art. cit.
 
125. MIGUEL, Luis Felipe. « Une criminalisation de l’éducation au Brésil ? » [en ligne]. Brésil(s), 16/07/2018. 
                                                
126.Rédaction d’El País Brasil, « Le ministre promet de changer les manuels scolaires en faveur d’une “vision plus ample” de la dictature militaire » [en ligne]. El País Brasil, 03/04/2019. 
                                                
127. BASILIO, Ana Luiza. « Souvenez-vous des polémiques et confusions de Ricardo Vélez… » [en ligne]. Carta Capital, 08/04/2019. 
                                                
128. Rédaction de la Folha de São Paulo. « Le nouveau ministre de l’Éducation défend la purge du marxisme culturel » [en ligne]. Folha de São Paulo, 8/04/2019. Le marxisme culturel est une expression qui « renvoie, pêle-mêle, au politiquement correct, au socialisme, au multiculturalisme, au féminisme, aux partisans de l’avortement et à la supposée théorie du genre. En résumé, tout ce qui semble menacer l’ordre social traditionnel et les valeurs chrétiennes ». Voir : CAPANEMA, Silvia et al. « Au Brésil, la croisade de Bolsonaro et de ses soutiens contre la culture ». Le Monde, 28/01/2020. 
                                        
129.VALFRE, Vinicius. « Weintraub défend “l’ENEM sans dictature“ » [en ligne]. UOL Education, 18/01/2020. L’ENEM est au Brésil l’équivalent du baccalauréat en France. 
                                                
130. OLIVEIRA, Joana. « Weintraub quitte le ministère de l’Education et révoque avant les quotas pour les noirs et les autochtones en post-graduation » [en ligne]. El País Brasil, 18/06/2020. 
                                                
131. BRASIL, « Le programme “écoles civico-militaires” devra compter plus de 200 collèges d’ici 2023 » [en ligne]. Gouvernement Fédéral, 28/06/2021. En 2021, les écoles civico-militaires étaient au nombre de 74. 
                                                
132. Rédaction Rede Brasil Atual « L’éducation est le secteur le plus atteint par les coupures budgétaires de Bolsonaro » [en ligne]. Rede Brasil Atual, 23/04/2021. 
                                                
133.ANGELO, Claudio « Le gouvernement brésilien gèle presque la moitié de ses dépenses dans la science » [en ligne]. Nature, 08/04/2019. 
 
134. Rédaction Rede Brasil Atual, art. cit.                                                          
                                                                
135. PUENTE, Beatriz. « Les universités fédérales subiront une coupure d’au moins 1 milliard dans leur budget » [en ligne]. CNN Brasil, 11/05/2021.                                                          
                                                                                          
136.Itau Social, « Les familles de 40 % des écoliers de l’enseignement primaire affirment qu’ils risquent d’abandonner l’école à cause de la pandémie » [en ligne]. Itau Social, 29/06/2021. 
                                        
137. GALVANI, Giovanna. « Le gouvernement Bolsonaro coupe plus de 5 600 nouvelles bourses de la CAPES » [en ligne]. Carta Capital, 02/09/2019. 
                                        
138. CAFARDO, Renata. « Les budgets d’investissement dans l’éducation et la science retournent au niveau des années 2000 » [en ligne]. UOL, 13/02/2022.                                                                                
 
139. MENDES HÜBNER, Conrado et al. « La liberté académique au Brésil » [PDF en ligne], septembre 2020. 
                                        
140. CAFARDA, Renata. « À cause des recteurs choisis par Bolsonaro, la tension politique monte au sein des universités » [en ligne]. UOL, 19/09/2021. 
                                        
141. BRASIL, « Ordonnance n°2.227 du 31 décembre 2019 » [en ligne]. Journal officiel de l’Union, 02/01/ 2020.                                                                                
 
142. DE SOUZA PORTELA, André et al. « Perte de l’apprentissage au Brésil durant la pandémie de covid-19 et avancée de l’inégalité éducative » [PDF en ligne]. FGV EESP, novembre 2020.                                                          
                                                                
143. Itau Social et al. « L’éducation non-présentielle selon les étudiants et leurs familles » [PDF en ligne], mai 2021.     
 
144. Rédaction de Folha de São Paulo, « Environ 4 millions ont abandonné leurs études affirme une enquête » [en ligne]. Folha de São Paulo, 22/01/2021. 
                                                
145. Agência Brasil, « Le parlement approuve le nouveau Fundeb
et augmente la participation fédérale dans l’éducation de base » [en ligne]. Carta Capital, 22/07/2020. 
 
146. Rédaction de G1, « Bolsonaro affirme bloquer les budgets de l’éducation par nécessité, mais qualifie les manifestants de “idiots utiles” et de “masse de manœuvre” » [en ligne]. G1, 15/05/2019. 
                                                
147. CAFARDO, Renata, art. cit. 
                                                
148.TENENTE, Luiza. « Comprenez les coupures de budget des universités fédérales et découvrez à quoi ressemblent les budgets des 10 plus grandes » [en ligne]. G1, 15/05/2019. 
 
149. BERMUDEZ, Carla. « Sans preuves, Weintraub affirme que les fédérales abritent des plantations extensives de cannabis » [en ligne]. UOL, 22/11/2019.                                                          
                                                                
150. Rédaction de G1, « Photos : banderoles et pancartes des manifestations contre les coupures dans l’éducation » [en ligne]. G1, 15/05/2019.                                                                                   
 
151. STUENKEL, Oliver. « Il est nécessaire de sauver les symboles nationaux de l’extrême-droite » [en ligne]. El País Brasil, 15/06/2019. 
                                                
152. « Enquête d’opinion sur la popularité du gouvernement Bolsonaro » [en ligne]. Wikipédia, consulté le 04/04/2022.