Historiquement, la réforme agraire revêt une importance particulière au Brésil, opposant des propriétaires terriens latifundiaires aux peuples autochtones, aux quilombolas et aux paysan-ne-s. La Constitution de 1988 inscrit formellement la possibilité à des fins de réforme agraire d’exproprier des biens ruraux qui ne remplissent pas une fonction sociale69. Mais le bilan des quatre dernières années est celui de politiques foncières en faveur d’une intensification de l’accaparement des terres, et plus meurtrier encore, en faveur de l’agrobusiness, tel que décrit dans les versions antérieures de ce baromètre. 
                                                
Les forces politiques désignées sous le nom de « BBB » pour « Balles, Bible, Bœuf » (armement, églises évangéliques, agro- industrie) qui ont soutenu le coup d’État parlementaire contre Dilma Rousseff (2016) et l’institution du gouvernement Temer, puis l’élection de Bolsonaro, paralysent la Fondation Nationale de l’Indien (FUNAI), organisme de l’État brésilien en charge de la démarcation et de la protection des territoires autochtones et l’Institut National de la Colonisation et de la Réforme Agraire (INCRA). Ces mêmes forces politiques ont aussi vu dans la pandémie un temps d’opportunité pour favoriser l’accaparement de terre par l’agrobusiness. 
À l’instar des attaques portées aux politiques environnementales, ce sont ici aussi des coupes budgétaires, des remplacements de fonctionnaires de carrière par des militaires inexpérimentés, une rupture de la collaboration avec la société civile et la publication de décrets dénaturant la fonction première de ces institutions70. 
                                        
Entre 2019 et 2021, aucune expropriation de terres n’a été réalisée par l’INCRA. En comparaison, c’était en moyenne 43 par an lors du dernier mandat de Dilma Rousseff. De même, depuis 2019, Jair Bolsonaro n’a procédé à aucune des 832 demandes de démarcation de terres autochtones. Pire, depuis 2019, leTribunal Suprême Fédéral est saisi pour statuer sur la théorie du « seuil temporel » qui refuserait aux peuples autochtones la démarcation des terres qui n’étaient pas en leur possession le 5 octobre 1988, date de la promulgation de la Constitution. Cette thèse est défendue par des entreprises et des secteurs économiques qui ont l’intérêt à exploiter et à s’approprier les terres autochtones. Elle est, à l’inverse, jugée inconstitutionnelle par les peuples autochtones et la société civile brésilienne.                                                                                
 
L’exemple des 4 000 communautés quilombolas identifiées au Brésil est aussi flagrant. Seules 273 titres ont été délivrés depuis 1955 au profit de 176 territoires, dont quatre sous le gouvernement Bolsonaro. C’est le seuil le plus bas depuis la Constitution de 1988 et cela s’explique par l’asphyxie budgétaire de l’INCRA dont le budget pour l’acquisition de terres destinées à la redistribution pour l’agriculture familiale a diminué de 98 % entre 2016 et 2021 (INCRA, 2021). 
                                        
L’effet de ces politiques a été l’augmentation du nombre des conflits pour la terre et l’eau au Brésil, notamment en Amazonie légale71. Selon la Commission Pastorale de la Terre (CPT) entre 2019-2021, 54 conflits pour l’eau ont été enregistrés en Amazonie légale, occasionnés par des orpailleurs, des accapareurs de terres et des sociétés minières. Entre 2018 et 2021, le nombre de conflits pour la terre est passé de 1 547 à 1 768 sur un total de 418 territoires, soit une augmentation de 12,5 %. 
                                        
Bien que concentrés en Amazonie légale, ces conflits sont de plus en plus étendus. Si en 2018, 39 millions d’hectares de terres ont été source de conflits, ce sont 71 millions d’hectares en 2021, soit une augmentation de 45 %. Parmi eux, 28 % sur des terres autochtones ; 23 % sur des territoires quilombolas. 
 
Ces conflits se traduisent également en violence contre les personnes : 897 000 personnes ont été touchées par ces conflits. Parmi elles, 35 ont été assassinées en 2021. C’est une augmentation de plus de 30 % par rapport à 202072. De même, au cours des trois dernières années, 60 644 familles ont été touchées par l’usurpation de leurs terres en Amazonie légale, uniquement, lors de 2 329 occurrences de conflits fonciers. C’est une moyenne de 2 de ces conflits par jour73. 
                                                
Malgré l’approfondissement de la violence dans les campagnes brésiliennes pendant la dernière période, les mouvements sociaux continuent à se battre pour leurs droits. En 2021, presque 1 921 manifestations pour l’ac- cès à la terre mobilisant plus de 400 000 personnes ont été recensées par la CPT74. Une augmentation de 257 % par rapport à 2018, avec 538 mobilisations regroupant environ 170 000 personnes. Outre ces manifesta- tions, on observe une augmentation dans le nombre d’occupations de terres par des familles paysannes depuis l’investiture de Bolsonaro : si en 2019 la CPT a recensé 43 occupations regroupant 3 476 familles, ce nombre est monté à 50 occupations mo- bilisant 4 760 familles en 202175. Le renfor- cement de la mobilisation pour la réforme agraire est accompagné chez les mouve- ments paysans de nombreuses actions de solidarité pendant la crise générée par la pandémie, avec des dons alimentaires. 

Exemple de résistance : CAMPAGNE ZÉRO EXPULSION

Le Tribunal Suprême Fédéral (STF) avait suspendu les expulsions pendant la pandémie jusqu’au jeudi 31 mars 2022. Une campagne « Zéro Expulsion » a été organisée, appelant plusieurs mouvements populaires à des mobilisations nationales à travers le pays, pour attirer l’attention de la population et des autorités sur les menaces imminentes d’expulsion de centaines de milliers de personnes, à la campagne et en ville. 
 
Suite à l’union de plusieurs mouvements populaires urbains et ruraux, de militant.e.s et de parlementaires alliés à travers le pays et l’Acte politique « Brésil sans expulsion : pour la terre, le toit et le travail », qui s’est tenu mercredi 30 mars 2022, à Brasilia, le STF a prolongé la décision n° 828, qui empêche les expulsions pendant la pandémie jusqu’en juin 2022. Une nouvelle prolongation est intervenue depuis, portant ce délai au 31 octobre 2022. 
                                                
Selon Kelli Mafort, de la direction nationale du MST, « la décision est très importante car elle s’inscrit dans une lutte historique des mouvements populaires de la campagne et de la ville pour le droit légitime d’occuper les terres. L’occupation remplit une fonction sociale dans notre pays, car le droit au logement, le droit de vivre, le droit à la terre sont garantis par la Constitution. Mais si les gens ne s’organisent pas, ne luttent pas et n’occupent pas ces espaces vides, nous ne pouvons rien obtenir. Elle a donc une signification historique. Nous devons continuer à nous battre, à nous mobiliser, car nous avons pris de l’élan ».

 


Les chiffres :
 
 
45% d’augmentation de la surface du territoire brésilien concernée par les conflits est passée de 39 millions d’ha en 2018 à 71 millions d’ha en 2021 

 

– 60 644 familles ont été touchées par l’usurpation de leurs terres en Amazonie légale
 

Citation

« Si vivre, habiter et manger est un privilège, l’occupation est un droit et elle est légitime. C’est pourquoi nous sommes dans cette lutte très importante contre les expulsions. » 
                                        
Kelli Mafort, dirigeante du Mouvement des Travailleurs et Travailleuses Ruraux Sans Terre (MST) 

 

Notes :

70. Niederle, P., Pertersen, P. et al., « Ruptures in the agroecological transitions: institutional change and policy dismantling in Brazil », The Journal of Peasant Studies, 2022. 
                                
71. Elle comprend les États de la région Nord (Acre, Amapá, Amazonas, Pará, Rondônia, Roraima et Tocantins), ainsi que des territoires situés au nord du 16e parallèle dans l’État du Mato Grosso et à l’ouest du 44e méridien dans l’État du Maranhão. L’Amazonie légale couvre 500 millions d’hectares, dont 330 millions sont forestiers. 
                                
72. CPT. Conflits dans les campagnes Brésil 2021.                                                          
                                                       
73. « Le bilan du gouvernement Bolsonaro, pour les forêts et leurs populations, est de deux conflits par terre, par jour, en Amazonie légale. » Commission Pastorale de la Terre, 21 mars 2022.                                                          
 
74. CPT. Conflits dans les campagnes Brésil 2021.
 
75. Ibid.